I
INTRODUCTION AUX COMMENTAIRES SUR LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD

 

 

Le séminaire.

La confusion dans l'analyse.

L'histoire n'est pas le passé.

Théories de l'ego.

 

 

Cette année nouvelle, pour laquelle je vous présente mes bons voeux, je l'introduirai volontiers en vous disant – Fini de rire !

Pendant le dernier trimestre, vous n'avez guère eu autre chose à faire qu'à m'écouter. Je vous annonce solennellement que dans ce trimestre qui commence, je compte, j'espère, j'ose espérer, que, moi aussi, je vous entendrai un peu.

C'est la loi même et la tradition du séminaire que ceux qui y participent y apportent plus qu'un effort personnel – une collaboration par des communications effectives. Celle-ci ne peut venir que de ceux qui sont intéressés de la façon la plus directe à ce travail, de ceux pour qui ces séminaires de textes ont leur plein sens, de ceux qui sont engagés à des titres divers, dans notre pratique. Cela n'exclura pas que vous obteniez de moi les réponses que je serai en mesure de vous livrer.

Il me serait tout particulièrement sensible que tous et toutes, selon la mesure de vos moyens, vous donniez, pour contribuer à ce nouveau stade du séminaire, votre maximum. Votre maximum, ça consiste à ce que, quand j'interpellerai tel ou tel pour le charger d'une section précise de notre tâche commune, on ne réponde pas d'un air ennuyé que, justement, cette semaine, on a des charges particulièrement lourdes.

Je m'adresse ici à ceux qui font partie du groupe de psychanalyse que nous représentons. Je voudrais que vous vous rendiez compte que s'il est constitué comme tel, à l'état de groupe autonome, c'est pour une tâche qui ne comporte rien de moins pour chacun de nous que l'avenir – le sens de tout ce que nous faisons et aurons à faire dans la suite de notre existence. Si vous n'y venez pas pour mettre en cause toute votre activité, je ne vois pas pourquoi vous êtes ici. Ceux qui ne sentiraient pas le sens de cette tâche, pourquoi resteraient-ils attachés à nous, plutôt que d'aller se joindre à une forme quelconque de bureaucratie ?

 

1

 

Ces réflexions sont particulièrement pertinentes, à mon sens, au moment où nous allons aborder ce qu'on appelle communément les Écrits techniques de Freud.

Ecrits techniques est un terme déjà fixé par une certaine tradition. Dès le vivant de Freud, parut sous le titre de Kleine Neurosen Schrifte, un petit volume in-octavo, qui isolait un certain nombre d'écrits de Freud allant de 1904 à 1919, et dont le titre, la présentation, le contenu, indiquaient qu'ils traitaient de la méthode psychanalytique.

Ce qui motive et justifie cette forme, c'est qu'il y a lieu de mettre en garde tel praticien inexpérimenté qui voudrait se lancer dans l'analyse, et qu'il faut lui éviter un certain nombre de confusions quant à la pratique de la méthode, quant à son essence aussi.

On trouve dans ces écrits des passages extrêmement importants pour saisir le progrès qu'a connu au cours de ces années l'élaboration de la pratique. On y voit apparaître graduellement des notions fondamentales pour comprendre le mode d'action de la thérapeutique analytique, la notion de résistance et la fonction du transfert, le mode d'action et d'intervention dans le transfert, et même, jusqu'à un certain point, le rôle essentiel de la névrose de transfert. Inutile donc de souligner davantage que ce petit groupe d'écrits a un intérêt tout particulier.

Certes, ce groupement n'est pas complètement satisfaisant, et le terme écrits techniques n'est peut-être pas ce qui lui donne son unité. Cette unité n'en est pas moins effective. L'ensemble témoigne d'une étape dans la pensée de Freud. C'est sous cet angle que nous l'étudierons.

Il y a là une étape intermédiaire. Elle suit le premier développement de ce que quelqu'un, un analyste dont la plume n'est pas toujours de la meilleure veine, mais qui a eu en cette occasion une trouvaille assez heureuse, et même belle, a appelé l'expérience germinale de Freud. Elle précède l'élaboration de la théorie structurale.

Le commencement de cette étape intermédiaire est à placer entre 1904 et 1909.

En 1904, paraît l'article sur la méthode psychanalytique, dont certains disent que c'est là pour la première fois qu'émerge le mot de psychanalyse – ce qui est faux, parce qu'il a été employé par Freud bien avant, mais enfin, il est employé là d'une façon formelle, et dans le titre même de l'article. 1909. ce sont les conférences à la Clark University, le voyage de Freud en Amérique, accompagné de son fils, Jung.

Si nous reprenons les choses à l'année 1920, nous voyons s'élaborer la théorie des instances, la théorie structurale, ou encore métapsychologique, comme Freud l'a appelée. C'est là un autre développement qu'il nous a légué de son expérience et de sa découverte.

Vous le voyez, les écrits dits techniques s'échelonnent entre ces deux développements. C'est ce qui leur donne leur sens. Croire qu'ils tiennent leur unité du fait que Freud y parle de la technique, c'est une conception erronée.

En un certain sens, Freud n'a jamais cessé de parler de la technique. Je n'ai besoin que d'évoquer devant vous les Studien über Hystérie, qui ne sont qu'un long exposé de la découverte de la technique analytique. Nous la voyons là en formation, et c'est ce qui fait le prix de ces études. Si l'on voulait faire un exposé complet, systématique, du développement de la technique chez Freud, c'est par elles qu'il faudrait commencer. La raison pour laquelle je n'ai pas pris les Studien über Hystérie, c'est tout simplement qu'elles ne sont pas facilement accessibles puisque vous ne lisez pas tous l'allemand, ni même l'anglais – certes, il y a d'autres raisons encore que ces raisons d'opportunité qui font que j'ai choisi plutôt les Écrits techniques.

Dans La Science des rêves même, il s'agit tout le temps, perpétuellement, de technique. Mis à part ce qu'il a écrit sur des thèmes mythologiques, ethnographiques, culturels, il n'y a guère d'oeuvre où Freud ne nous apporte quelque chose sur la technique. Inutile encore de souligner qu'un article comme « Analyse terminable et interminable », paru vers les années 1934, est un des articles les plus importants quant à la technique.

Je voudrais accentuer maintenant dans quel esprit il me paraît souhaitable que nous poursuivions, ce trimestre, le commentaire de ces écrits. Il est nécessaire de le fixer dès aujourd'hui.

 

 

2

 

Si nous considérons que nous sommes ici pour nous pencher avec admiration sur les textes freudiens et nous en émerveiller, nous aurons évidemment toute satisfaction.

Ces écrits sont d'une fraîcheur, d'une vivacité, qui ne le cèdent en rien aux autres écrits de Freud. Sa personnalité s'y découvre parfois d'une façon tellement directe qu'on ne peut pas manquer de l'y retrouver. La simplicité et la franchise du ton sont déjà, à elles toutes seules, une sorte de leçon.

En particulier, l'aisance avec laquelle la question des règles pratiques à observer est traitée nous fait voir combien il s'agissait là, pour Freud, d'un instrument, au sens où on dit qu'on a un marteau bien en main. Bien à ma main à moi, dit-il en somme, et voilà comment, moi, j'ai l'habitude de le tenir. D'autres peut-être préféreraient un instrument un tout petit peu différent, plus à leur main. Vous verrez des passages qui vous exprimeront ça plus nettement encore que je ne le fais sous cette forme métaphorique.

La formalisation des règles techniques est ainsi traitée dans ces écrits avec une liberté qui est à soi toute seule un enseignement qui pourrait suffire, et qui donne déjà à une première lecture son fruit et sa récompense. Rien qui soit plus salubre et plus libérant. Rien qui montre mieux que la véritable question est ailleurs.

Ce n'est pas tout. Il y a, dans la façon dont Freud nous transmet ce qu'on pourrait appeler les voies de la vérité de sa pensée, une autre face encore, qu'on découvre dans des passages qui viennent peut-être au second plan, mais qui sont néanmoins très sensibles. C'est le caractère souffrant de sa personnalité, le sentiment qu'il a de la nécessité de l'autorité, ce qui ne va pas chez lui sans une certaine dépréciation fondamentale de ce que celui qui a quelque chose à transmettre ou à enseigner peut attendre de ceux qui l'écoutent et le suivent. Une certaine méfiance profonde de la façon dont les choses sont appliquées et comprises apparaît en bien des endroits. Je crois même, vous le verrez, qu'on trouve chez lui une dépréciation toute particulière de la matière humaine qui lui est offerte dans le monde contemporain. C'est assurément ce qui nous permet d'entrevoir pourquoi Freud, au contraire de ce qu'il en est dans ses écrits, a mis concrètement en exercice le poids de son autorité pour assurer, croyait-il, l'avenir de l'analyse. Il a été à la fois exclusif par rapport à toutes sortes de déviations – très effectivement déviations – qui se sont manifestées, et impératif dans la façon dont il a laissé s'organiser autour de lui la transmission de son enseignement.

Cela n'est qu'un aperçu de ce qui peut nous être révélé par cette lecture sur l'aspect historique de l'action et de la présence de Freud. Est-ce à ce registre que nous allons nous limiter? Certes pas, ne serait-ce que pour la raison que ce serait assez inopérant malgré l'intérêt, la stimulation, l'agrément, la détente, que nous pouvons en attendre.

C'est toujours en fonction de la question qu'est-ce que nous faisons quand nous faisons de l'analyse? que ce commentaire de Freud a été jusqu'ici par moi apporté. L'examen de ces petits écrits sera poursuivi dans le même style. Je partirai donc de l'actualité de la technique, de ce qui se dit, s'écrit et se pratique quant à la technique analytique.

Je ne sais pas si la majorité d'entre vous – une partie au moins, je l'espère – a bien pris conscience de la chose suivante. Quand, pour l'heure – je parle de maintenant, 1954, cette année toute fraîche, toute nouvelle – on observe la façon dont les divers praticiens de l'analyse pensent, expriment, conçoivent, leur technique, on se dit que les choses en sont à un point qu'il n'est pas exagéré d'appeler la confusion la plus radicale. Je vous mets au fait qu'actuellement, parmi les analystes, et qui pensent – ce qui déjà rétrécit le cercle – il n'y en a peut-être pas un seul qui se fasse, dans le fond, la même idée qu'un quelconque de ses contemporains ou de ses voisins sur le sujet de ce qu'on fait, de ce qu'on vise, de ce qu'on obtient, de ce dont il s'agit dans l'analyse.

C'en est même au point que nous pourrions nous amuser à ce petit jeu, qui serait de comparer les conceptions les plus extrêmes – nous verrions qu'elles aboutissent à des formulations rigoureusement contradictoires. Et cela, sans chercher des amateurs de paradoxes – ils ne sont pas d'ailleurs tellement nombreux. La matière est assez sérieuse pour que divers théoriciens l'abordent sans désir de fantaisie, et l'humour est, en général, absent de leurs élucubrations sur les résultats thérapeutiques, leurs formes, leurs procédés et les voies par lesquelles on les obtient. On se contente de se raccrocher à la balustrade, au garde-fou de quelque partie d'élaboration théorique de Freud. C'est cela seul qui donne à chacun la garantie qu'il est encore en communication avec ceux qui sont ses confrères et collègues. C'est par l'intermédiaire du langage freudien qu'un échange est maintenu entre des praticiens qui se font manifestement des conceptions assez différentes de leur action thérapeutique, et, qui plus est, de la forme générale de ce rapport inter-humain qui s'appelle la psychanalyse.

Quand je dis rapport inter-humain, vous voyez déjà que je mets les choses au point où elles sont venues actuellement. En effet, élaborer la notion du rapport de l'analyste et de l'analysé, c'est la voie dans laquelle se sont engagées les doctrines modernes pour essayer de retrouver une assiette qui corresponde au concret de l'expérience. C'est certainement là la direction la plus féconde suivie depuis la mort de Freud. M. Balint l'appelle une two-bodies' psychology – terme qui n'est d'ailleurs pas de lui, mais qu'il a emprunté au défunt Rickman, une des rares personnes qui ait eu un petit peu d'originalité théorique dans le milieu des analystes depuis la mort de Freud. C'est autour de cette formule qu'on peut regrouper facilement toutes les études sur la relation d'objet, sur l'importance du contre-transfert, et sur un certain nombre de termes connexes parmi lesquels, au premier plan, le fantasme. L'inter-réaction imaginaire entre l'analysé et l'analyste est donc quelque chose dont nous aurons à tenir compte.

Est-ce à dire que nous soyons là dans une voie qui nous permette de bien situer les problèmes? D'un côté, oui. D'un côté, non.

Il y a un gros intérêt à promouvoir une recherche de cette espèce pour autant qu'elle marque bien l'originalité de ce dont il s'agit par rapport à une one-body's psychology, la psychologie constructive habituelle. Mais est-ce assez de dire qu'il s'agit d'un rapport entre deux individus? C'est par là qu'on peut apercevoir les impasses où se trouvent actuellement portées les théories de la technique.

Je ne peux vous en dire plus pour l'instant – encore que, pour ceux qui sont ici familiers de ce séminaire, vous devez bien entendre qu'il n'y a pas de two-bodies'psychology sans qu'intervienne un tiers élément. Si la parole est prise, comme elle doit l'être, pour point central de perspective, c'est dans un rapport à trois, et non pas dans une relation à deux, que doit se formuler dans sa complétude l'expérience analytique.

Cela ne veut pas dire qu'on ne puisse pas en exprimer des fragments, des morceaux, des pans importants dans un autre registre. On saisit là à quelles difficultés se heurtent les théoriciens. C'est facile à comprendre – si le fondement de la relation inter-analytique est effectivement quelque chose que nous devons nous représenter comme triadique, il y a plusieurs façons de choisir deux éléments dans cette triade. On peut mettre l'accent sur l'une ou l'autre des trois relations dyadiques qui s'établissent à l'intérieur. Ce sera, vous le verrez, une façon pratique de classer un certain nombre d'élaborations théoriques qui sont données de la technique.

 

3

 

Tout cela peut vous paraître pour l'instant un peu abstrait, et je veux tâcher de vous dire quelque chose de plus concret pour vous introduire à cette discussion.

Je vais évoquer rapidement l'expérience germinale de Freud dont j'ai parlé tout à l'heure, puisqu'en somme c'est cela qui a fait en partie l'objet de nos leçons du trimestre dernier, tout entier centré autour de cette notion, que c'est la reconstitution complète de l'histoire du sujet qui est l'élément essentiel, constitutif, structural, du progrès analytique.

Je crois vous avoir démontré que Freud est parti de là. Il s'agit chaque fois pour lui de l'appréhension d'un cas singulier. C'est cela qui fait le prix de chacune des cinq grandes psychanalyses. Les trois que nous avons déjà vues, élaborées, travaillées ensemble les années précédentes, vous le démontrent. Le progrès de Freud, sa découverte, est dans la façon de prendre un cas dans sa singularité.

Le prendre dans sa singularité, qu'est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire essentiellement que, pour lui, l'intérêt, l'essence, le fondement, la dimension propre de l'analyse, c'est la réintégration par le sujet de son histoire jusqu'à ses dernières limites sensibles, c'est-à-dire jusqu'à une dimension qui dépasse de beaucoup les limites individuelles. Le fonder, le déduire, le démontrer de mille points textuels dans Freud, c'est ce que nous avons fait ensemble au cours de ces dernières années.

Ce qui révèle cette dimension, c'est l'accent mis par Freud dans chaque cas sur des points essentiels à conquérir par la technique et qui sont ce que j'appellerai des situations de l'histoire. Est-ce un accent mis sur le passé, comme il peut le paraître, au premier abord ? Je vous ai montré que ce n'était pas si simple. L'histoire n'est pas le passé. L'histoire est le passé pour autant qu'il est historisé dans le présent – historisé dans le présent parce qu'il a été vécu dans le passé.

Le chemin de la restitution de l'histoire du sujet prend la forme d'une recherche de la restitution du passé. Cette restitution est à considérer comme le point de mire visé par les voies de la technique.

Vous verrez marqué tout au long de l'oeuvre de Freud où, comme je vous ai dit, les indications techniques sont partout, que la restitution du passé est restée jusqu'à la fin au premier plan de ses préoccupations. C'est pourquoi, autour de cette restitution du passé, se posent les questions mêmes qui sont ouvertes par la découverte freudienne, et qui se trouvent n'être rien de moins que les questions, jusqu'ici évitées, inabordées, dans l'analyse j'entends, à savoir celles qui portent sur les fonctions du temps dans la réalisation du sujet humain.

Quand on retourne à l'origine de l'expérience freudienne – quand je dis origine, je ne dis pas origine historique mais point de source – on se rend compte que c'est cela qui fait toujours vivre l'analyse, malgré les habillements profondément différents qui lui sont donnés. Sur la restitution du passé, Freud met et remet toujours l'accent, même lorsque, avec la notion des trois instances – vous verrez qu'on peut même dire quatre – il donne au point de vue structurel un développement considérable, favorisant par là une certaine orientation qui va de plus en plus à se centrer sur la relation analytique dans le présent, sur la séance dans son actualité même, entre les quatre murs de l'analyse.

Pour soutenir ce que je suis en train de vous dire, je n'ai besoin que d'évoquer un article qu'il publiait en 1934, Konstruktionen in der Analyse, où il s'agit, encore et toujours, de la reconstruction de l'histoire du sujet. On ne peut voir d'exemple plus caractéristique de la persistance de ce point de vue d'un bout à l'autre de l'oeuvre de Freud. Il y a là comme une insistance dernière sur ce thème pivot. Cet article est comme l'extrait, la pointe, le dernier mot de ce qui est mis en jeu tout le temps, dans une oeuvre aussi centrale que L'Homme aux loups – quelle est la valeur de ce qui est reconstruit du passé du sujet?

On peut dire que Freud arrive là – mais on le sent très bien en beaucoup d'autres points de son oeuvre – à une notion qui émergeait au cours des entretiens que nous avons eus le trimestre dernier, et qui est à peu près celle-ci – le fait que le sujet revive, se remémore, au sens intuitif du mot, les événements formateurs de son existence, n'est pas en soi-même tellement important. Ce qui compte, c'est ce qu'il en reconstruit.

Il y a sur ce point des formules saisissantes. Après tout, écrit Freud, Träume, les rêves, sind auch erinnern, sont encore une façon de se souvenir. Il va même jusqu'à dire que les souvenirs-écrans eux-mêmes sont, après tout, un représentant satisfaisant de ce dont il s'agit. Certes, sous leur forme manifeste de souvenirs, ils ne le sont pas, mais si nous les élaborons suffisamment ils nous donnent l'équivalent de ce que nous cherchons.

Est-ce que vous voyez où nous en venons? Nous en venons, dans la conception de Freud lui-même, à l'idée qu'il s'agit de la lecture, de la traduction qualifiée, expérimentée, du cryptogramme que représente ce que le sujet possède actuellement dans sa conscience – qu'est-ce que je vais dire ? de lui-même ? non, pas seulement de lui-même – de lui-même et de tout, c'est-à-dire de l'ensemble de son système.

La restitution de l'intégralité du sujet, je vous l'ai dit tout à l'heure, se présente comme une restauration du passé. Mais l'accent porte toujours plus sur la face de la reconstruction que sur la face de la reviviscence, au sens qu'on est habitué à appeler affectif. Le revécu exact – que le sujet se souvienne de quelque chose comme étant vraiment à lui, comme ayant été vraiment vécu, qu'il communique avec lui, qu'il l'adopte – nous avons dans les textes de Freud l'indication la plus formelle que ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est la reconstruction, c'est le terme qu'il emploie jusqu'à la fin.

Il y a là quelque chose de tout à fait remarquable, et qui serait paradoxal si pour y accéder, nous n'avions la perception du sens que cela peut prendre dans le registre de la parole, que j'essaie ici de promouvoir comme étant nécessaire à la compréhension de notre expérience. Je dirai – en fin de compte, ce dont il s'agit, c'est moins de se souvenir que de réécrire l'histoire.

Je vous parle de ce qu'il y a dans Freud. Cela ne veut pas dire qu'il ait raison, mais cette trame est permanente, sous-jacente continuellement au développement de sa pensée. Il n'a jamais abandonné quelque chose qui ne peut se formuler que de la façon que je viens de dire – réécrire l'histoire – formule qui permet de situer les diverses indications qu'il donne à propos des petits détails dans les récits en analyse.

 

4

 

A la conception freudienne que je vous expose, je pourrais confronter des conceptions complètement différentes de l'expérience analytique.

Certains tiennent en effet l'analyse pour une sorte de décharge homéopathique par le sujet de son appréhension fantasmatique du monde. Selon eux, cette appréhension fantasmatique doit peu à peu, à l'intérieur de l'expérience actuelle qui a lieu dans le cabinet de consultation, se réduire, se transformer, s'équilibrer dans une certaine relation au réel. L'accent est mis là, vous le voyez bien ailleurs que chez Freud, sur la transformation du rapport fantasmatique en un rapport qu'on appelle, sans chercher plus loin, réel.

On peut certes formuler les choses d'une façon plus ouverte, assez nuancée pour accueillir la pluralité de l'expression, comme le fait une personne que j'ai déjà nommée ici, et qui a écrit sur la technique. N'empêche qu'en fin de compte, ça se ramène à ça. Il en résulte des incidences singulières, que nous pourrons évoquer à l'occasion du commentaire des textes freudiens.

Comment la pratique qui a été instituée par Freud en est-elle venue à se transformer en un maniement de la relation analyste-analyse dans le sens que je viens de vous dire? – c'est la question fondamentale que nous rencontrerons au cours de l'étude que nous tentons.

Cette transformation est due à la façon dont ont été accueillies, adoptées, maniées, les notions que Freud a introduites dans la période immédiatement ultérieure à celle des Écrits techniques, à savoir les trois instances. Des trois, celle qui a pris l'importance première est l'ego. C'est autour de la conception de l'ego que pivote depuis lors tout le développement de la technique analytique, et c'est là qu'il faut situer la cause de toutes les difficultés que pose l'élaboration théorique de ce développement pratique.

Il est certain qu'il y a un monde entre ce que nous faisons effectivement dans cette espèce d'antre où un malade nous parle et où, de temps en temps, nous lui parlons – et l'élaboration théorique que nous en donnons. Même dans Freud, où l'écart est infiniment plus réduit, nous avons l'impression qu'une distance demeure.

Je ne suis certes pas le seul à m'être posé la question – que faisait Freud effectivement? Bergler se pose cette question noir sur blanc, et répond que nous n'en savons pas grand-chose, à part ce que Freud lui-même nous a laissé voir quand il a mis lui aussi noir sur blanc le fruit de certaines de ses expériences, et nommément ses cinq grandes psychanalyses. Nous avons là l'ouverture la meilleure sur la façon dont Freud se comportait. Mais il semble bien que les traits de son expérience ne peuvent pas être reproduits dans leur réalité concrète. Pour une très simple raison, sur laquelle j'ai déjà insisté – la singularité de l'expérience analytique, s'agissant de Freud.

Freud a été réellement celui qui ouvrait cette voie de l'expérience. Cela, à soi tout seul, lui donnait une optique absolument particulière, que démontre son dialogue avec le patient. Le patient n'est pour lui, on le sent tout le temps, qu'une espèce d'appui, de question, de contrôle à l'occasion, dans la voie où lui, Freud, s'avance solitaire. D'où le drame, au sens propre du mot, de sa recherche. Le drame qui va, dans chacun des cas qu'il nous a apportés, jusqu'à l'échec.

Ces voies que Freud a ouvertes au cours de cette expérience, il les a poursuivies pendant toute sa vie, atteignant enfin à quelque chose qu'on pourrait appeler une terre promise. On ne peut dire pourtant qu'il y soit entré. Il suffit de lire ce qu'on peut considérer comme son testament, Analyse terminable et interminable, pour voir que s'il y avait quelque chose dont il a eu conscience, c'est bien qu'il n'y était pas entré, dans la terre promise. Cet article n'est pas une lecture à proposer à n'importe qui, qui sache lire – heureusement il n'y a pas tellement de gens qui savent lire – car il est difficile à assimiler pour peu qu'on soit analyste – si on n'est pas analyste, on s'en fiche.

A ceux qui se trouvent en posture de suivre Freud, la question se pose de comment les voies dont nous héritons furent adoptées, recomprises, repensées. Aussi ne pouvons-nous faire autrement que de rassembler ce que nous apporterons sous le chef d'une critique, une critique de la technique analytique.

La technique ne vaut, ne peut valoir que dans la mesure où nous comprenons où est la question fondamentale pour l'analyste qui l'adopte. Eh bien, remarquons d'abord que nous entendons parler de l'ego comme de l'allié de l'analyste, et non seulement l'allié, mais la seule source de connaissance. Nous ne connaissons que l'ego, écrit-on couramment. Anna Freud, M. Fenichel, à peu près tous ceux qui ont écrit sur l'analyse depuis 1920, répètent – Nous ne nous adressons qu'au moi, nous n'avons de communication qu'avec le moi, tout doit passer par le moi.

D'un autre côté, au contraire, tout le progrès de cette psychologie du moi peut se résumer en ces termes – le moi est structuré exactement comme un symptôme. A l'intérieur du sujet, il n'est qu'un symptôme privilégié. C'est le symptôme humain par excellence, c'est la maladie mentale de l'homme.

Traduire le moi analytique de cette façon rapide, abrégée, c'est résumer au mieux ce qui résulte de la lecture pure et simple du livre d'Anna Freud, Le Moi et les Mécanismes de défense. Vous ne pouvez pas ne pas être frappés de ce que le moi se construit, se situe dans l'ensemble du sujet, comme un symptôme exactement. Rien ne l'en différencie. Il n'y a aucune objection à faire à cette démonstration, particulièrement fulgurante. Non moins fulgurant est le fait que les choses en sont à un point tel de confusion que le catalogue des mécanismes de défense qui constituent le moi est une des listes les plus hétérogènes qu'on puisse concevoir. Anna Freud elle-même le souligne très bien – rapprocher le refoulement de notions comme le retournement de l'instinct contre son objet, ou l'inversion de ses buts, c'est mettre côte à côte des éléments qui ne sont en rien homogènes.

Au point où nous en sommes encore, nous ne pouvons peut-être pas faire mieux ici. Mais il reste que nous pouvons dégager la profonde ambiguïté de la conception que les analystes se font de l'ego – qui serait tout ce à quoi on accède, bien qu'il ne soit par ailleurs qu'une espèce d'achoppement, d'acte manqué, de lapsus.

Au début de ses chapitres sur l'interprétation analytique, Fenichel parle de l'ego comme tout le monde, et éprouve le besoin de dire qu'il joue ce rôle essentiel d'être une fonction par où le sujet apprend le sens des mots. Eh bien, dès la première ligne, Fenichel est au coeur du problème. Tout est là. Il s'agit de savoir si le sens de l'ego déborde le moi.

Si cette fonction est une fonction de l'ego, tout le développement que donne Fenichel par la suite est absolument incompréhensible, et d'ailleurs, il n'insiste pas. Je dis que c'est un lapsus, parce que ce n'est pas développé, et que tout ce qu'il développe consiste à dire le contraire, et le conduit à soutenir qu'en fin de compte, l'id et l'ego, c'est exactement la même chose, ce qui n'est pas fait pour éclaircir les choses. Mais, je le répète, ou bien la suite du développement est impensable, ou bien il n'est pas vrai que l'ego soit la fonction par où le sujet apprend le sens des mots.

Qu'est-ce que c'est, l'ego ? Dans quoi le sujet est-il pris, qui est, outre le sens des mots, bien autre chose – le langage, dont le rôle est formateur, fondamental dans son histoire. A propos des Écrits techniques de Freud, nous aurons à nous poser ces questions, qui iront loin – à cette seule condition que ce soit, d'abord, en fonction de notre expérience à chacun.

Il faudra aussi, quand nous essaierons de communiquer entre nous à partir de l'état actuel de la théorie et de la technique, que nous nous posions la question de savoir ce qui en était déjà impliqué dans ce que Freud amenait. Qu'est-ce qui, peut-être, s'orientait déjà chez lui vers les formules où nous sommes aujourd'hui amenés dans notre pratique ? Quel rétrécissement y a-t-il peut-être dans la façon dont nous sommes amenés à voir les choses ? Ou bien, quelque chose dans ce qui s'est réalisé depuis va-t-il dans le sens d'un élargissement, d'une systématisation plus rigoureuse, plus adéquate à la réalité? C'est dans ce registre que notre commentaire pourra prendre son sens.

 

5

 

Je voudrais vous donner une idée plus précise encore de la façon dont j'envisage ce séminaire.

Vous avez vu, à la fin des dernières leçons que je vous ai faites, l'amorce d'une lecture de ce qu'on peut appeler le mythe psychanalytique. Cette lecture va dans le sens, non pas tellement de le critiquer, que de mesurer l'ampleur de la réalité à laquelle il s'affronte, et à laquelle il donne sa réponse, mythique.

Eh bien, le problème est plus limité, mais beaucoup plus urgent quand il s'agit de la technique.

C'est, en effet, sous le coup de notre propre discipline que tombe l'examen que nous avons à faire de tout ce qui est de l'ordre de notre technique. S'il faut distinguer les actes et les comportements du sujet de ce qu'il vient nous en dire dans la séance, je dirais que nos comportements concrets dans la séance analytique sont tout aussi distants de l'élaboration théorique que nous en donnons.

Mais ce n'est là qu'une première vérité, qui n'a sa portée que pour autant qu'elle se renverse, et veut dire en même temps – aussi proches. L'absurdité foncière du comportement inter-humain n'est compréhensible qu'en fonction de ce système – comme l'a dénommé heureusement Mélanie Klein, sans savoir ce qu'elle disait, comme d'habitude – qui s'appelle le moi humain, à savoir cette série de défenses, de négations, de barrages, d'inhibitions, de fantasmes fondamentaux, qui orientent et dirigent le sujet. Eh bien, notre conception théorique de notre technique, même si elle ne coïncide pas exactement avec ce que nous faisons, n'en structure, n'en motive pas moins la moindre de nos interventions auprès desdits patients.

Et c'est bien cela qu'il y a de grave. Car nous nous permettons effectivement – comme l'analyse nous a révélé que nous nous permettons les choses, sans le savoir – de faire intervenir notre ego dans l'analyse. Puisqu'on soutient qu'il s'agit d'obtenir une réadaptation du patient au réel, il faudrait tout de même savoir si c'est l'ego de l'analyste qui donne la mesure du réel.

Certes, il ne suffit pas que nous ayons une certaine conception de l'ego pour que notre ego entre en jeu à la façon du rhinocéros dans le magasin de porcelaines de notre relation au patient. Mais une certaine façon de concevoir la fonction de l'ego dans l'analyse n'est pas sans rapport avec une certaine pratique de l'analyse qu'on peut qualifier de néfaste.

J'ouvre seulement la question. C'est à notre travail de la résoudre. L'ensemble de notre système du monde à chacun – je parle de ce système concret dont il n'est pas besoin que nous l'ayons déjà formulé pour qu'il soit là, qui n'est pas de l'ordre de l'inconscient, mais qui agit dans la façon dont nous nous exprimons quotidiennement, dans la moindre spontanéité de notre discours – est-ce là quelque chose qui doit effectivement, oui ou non, servir, dans l'analyse, de mesure?

 

Je pense avoir assez ouvert la question pour que, maintenant, vous voyiez l'intérêt de ce que nous pouvons faire ensemble.

Mannoni, voulez-vous vous associer à un de vos voisins, Anzieu par exemple, pour étudier la notion de résistance dans les écrits de Freud qui sont à votre portée sous le titre De la technique psychanalytique aux éditions des Presses Universitaires ? Ne négligez pas la suite des leçons de Y Introduction à la psychanalyse. Si deux autres, Perrier et Granoff par exemple, voulaient s'associer sur le même sujet ? Nous verrons comment procéder. Nous nous laisserons guider par l'expérience elle-même.

 

13 JANVIER 1954.